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Autour de « Van Gogh à Auvers-sur-Oise – Les derniers mois » au Musée d’Orsay

L’exposition du Musée d’Orsay consacrée aux derniers mois de Van Gogh à Auvers-sur-Oise vient de s’achever. La visite de cette expo a été un émerveillement que je ne suis pas près d’oublier. Voir ces toiles si expressives, fulgurantes m’a procuré un bonheur immense. Et les conférences organisées autour de l’expo m’ont permis d’en apprendre beaucoup plus sur ce peintre à l’œuvre foisonnante, à la vie courte et à la fin tragique. Je partage ici l’éclairage de ces experts et historiens de l’art passionnés.

Affiche exposition Van Gogh à Auvers-sur-Oise Musée d'Orsay
Affiche de l'exposition © S. Patel De Zorzi

Dans les derniers tableaux de Vincent Van Gogh présentés dans l’exposition « Van Gogh à Auvers-sur-Oise – Les deniers mois » au Musée d’Orsay, on sent comme une urgence, un bouillonnement créatif. Ces touches vibrionnantes éblouissent. Le peintre semble arrivé au faîte de son style si particulier, après des années de travail acharné et des crises qui ont affecté sa santé psychique à Arles et à Saint-Rémy-de-Provence. Pour moi, toutes les toiles exposées sont fascinantes et j’ai eu la chance de pouvoir les admirer de près, certaines pour la première fois. Et les conférences organisées en parallèle éclairent l’état d’esprit dans lequel se trouvait Vincent Van Gogh dans ces derniers mois de vie et sa manière de travailler.

Lors de la conférence dessinée « Admirer Van Gogh. Les raisons d’une célébrité d’exception » le 26 octobre 2023, Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France, promène son regard et son expertise de sociologue sur ce qu’on appelle le « phénomène Van Gogh ». Pourquoi le peintre est-il si célèbre, alors que peu de personnes connaissaient sa peinture de son vivant ? Qu’est-ce qui a suscité tant d’admiration pour l’homme et son œuvre ? Pendant que le conférencier explique les mécanismes à l’œuvre dans cette renommée hors du commun, le dessinateur et auteur de bande dessinée Samuel Van der Veen travaille sur sa palette graphique. Lors de brefs intermèdes, l’auteur de l’album « Van Gogh, le dernier tableau » coédité en 2023 par Hazan et le Musée d’Orsay, montre comment il a créé ses images. Un contrepoint graphique en noir et blanc éloigné de l’univers du peintre, mais très intéressant.

Ce que dit l’histoire de l’art

Pour commencer, Pierre-Michel Menger expose ce que l’histoire de l’art dit de l’œuvre et de la technique de Vincent Van Gogh, qui a innové en peignant par points et traits de couleur, jouant sur leur épaisseur. Il cite Ernst Gombrich, grand spécialiste de l’histoire de l’art du XXe siècle qui reste une référence aujourd’hui. « Pour Van Gogh, ce n’était pas seulement un moyen de diviser la couleur, mais aussi d’exprimer ses émotions », écrit Gombrich dans son ouvrage « L’art et l’illusion », publié en 1959.

« Van Gogh, le dernier tableau » © Hazan - Musée d'Orsay - Samuel Van der Veen

« (…) la touche de Van Gogh nous révèle quelque chose de son état d’esprit. Aucun artiste jusqu’alors n’avait employé ce procédé aussi méthodiquement et avec autant de force. Chez Van Gogh, c’est l’expression directe de l’exaltation même de l’esprit de l’artiste. » Dès lors, Van Gogh s’attache à « des motifs propres à mettre en valeur cette technique nouvelle » : les cyprès et les oliviers peints en Provence, les champs de blé, les chaumes de la campagne autour d’Auvers-sur-Oise.

Samuel Van der Veen à l’œuvre lors de la conférence dessinée du 26 octobre 2023 © S. Patel De Zorzi
La palette graphique de Samuel Van der Veen projetée lors de la conférence dessinée du 26 octobre 2023 © S. Patel De Zorzi

« Il est clair que Van Gogh ne se souciait pas essentiellement d’une représentation correcte des choses. Il employait couleurs et formes pour exprimer son sentiment relatif aux objets qu’il peignait, et en vue de ce qu’il voulait faire ressentir au spectateur », écrit aussi Gombrich. Dans son ouvrage « Histoire de l’art », publié pour la première fois en 1950, Gombrich compare Van Gogh a un autre grand peintre de son époque : « C’est ainsi que par des voies différentes, il rejoignit Cézanne au cœur des problèmes que ce dernier explorait vers la même époque. Tous deux franchirent le pas décisif en renonçant délibérément à considérer l’imitation de la nature comme le but de l’art de peindre ».  

Le mythe du créateur fou

Vincent Van Gogh - Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise - fin mai - début juin 1890 - Musée d'Orsay © S. Patel De Zorzi

Composante importante du « mythe Van Gogh » : sa supposée folie. Les violentes crises qui l’ont conduit à se mutiler à Arles et à un séjour d’un an à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence, puis son suicide à Auvers-sur-Oise, nourrissent le mythe du créateur fou. Pierre-Michel Menger cite Gertrude Benson, qui, dans un article de janvier 1936 publié dans l’American Magazine of Art, fustige ce désir de mythologie, « racolage sans scrupules qui met l’accent sur les frustrations et les tragédies, et non sur les réussites, d’une vie qui a été obstinément marquée par l’infortune » (« Exploding the Van Gogh myth »).

Le sociologue s’intéresse ensuite à la relation entre l’état psychique de Van Gogh et son œuvre, soulignant que l’artiste n’a jamais peint pendant ses « crises », sauf pendant son séjour à Saint-Rémy-de-Provence. Dans une lettre à son frère Theo écrite alors qu’il est à Arles (février 1888 – mai 1889), Vincent Van Gogh qualifie « le travail mental d’équilibrer les six couleurs essentielles » de « pur travail et (du) calcul, avec l’esprit concentré au maximum, comme un acteur sur scène dans un rôle difficile, avec cent choses auxquelles penser en même temps en une demi-heure. »

Il tente de rassurer son frère sur sa manière de travailler : « Ne pense pas que je maintiendrais artificiellement une condition fiévreuse, mais comprends que je suis au milieu d’un calcul compliqué qui a pour résultat une succession rapide de tableaux rapidement exécutés mais calculés longtemps avant. Ainsi, lorsque quelqu’un dit que ceci ou cela est fait trop vite, tu peux répondre qu’il a regardé trop vite ».

Vincent Van Gogh - Maisons à Auvers-sur-Oise - 9-10 juin 1890 - Boston, Museum of Fine Arts © S. Patel De Zorzi

Autodidacte et polyglotte

Continuant à explorer la vie de Van Gogh et à mettre au jour de « bonnes » raisons d’admirer le peintre, Pierre-Michel Menger rappelle qu’en plus d’être autodidacte, c’était un travailleur acharné et passionné. Plus tôt dans sa vie, Van Gogh a travaillé pour des marchands d’art grâce à ses oncles qui étaient du métier, notamment à Londres, mais la dimension mercantile l’aurait dégouté. Il n’est pas allé au bout des formation de peintre qu’il a entreprises, renonçant à trois reprises, à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, à Anvers et à Paris, où il fréquente l’Académie du peintre Fernand Cormon.

Mais dans tous les lieux où il a séjourné, Vincent Van Gogh a été en permanence au contact de situations d’apprentissage, côtoyant et se liant d’amitié avec d’autres peintres auprès desquels il s’essaie à de nouvelles techniques : Georges Seurat, Camille Pissarro, Henri de Toulouse-Lautrec, Émile Bernard notamment à Paris en 1886-1887. La maîtrise de quatre langues, l’anglais, le français et l’allemand, en plus du néerlandais, apprises durant ses jeunes années, l’ont certainement aidé à communiquer.

« Douloureux, mais toujours joyeux » : Van Gogh avait fait de l’Épître aux Corinthiens (6:10) sa maxime. Pour nous éclairer un peu plus sur la personnalité du peintre, Pierre-Michel Menger cite Leo Jansen, Hans Luijten, Nienke Bakker : « Van Gogh était enthousiaste jusqu’au fanatisme, il s’imposait des obstacles insurmontables qu’il s’efforçait de franchir avec acharnement. Sa vie personnelle est devenue complètement subordonnée à l’art. Il donnait sans cesse le meilleur de lui-même pour avancer ; et il estimait tout à fait naturel de le faire » (« Van Gogh, Ever Yours. The Essential Letters » – 2014, Yale University Press).

La production artistique de Vincent Van Gogh illustre cet acharnement : en 12 ans, il a peint 870 toiles, réalisé plus de 1 000 dessins, environ 150 aquarelles et 133 croquis dans ses lettres, et pas moins de 35 autoportraits. Dans l’éthique du travail de Van Gogh, le processus créateur est un apprentissage constant, nous apprend Pierre-Michel Menger. Apprendre et travailler, c’est ce qu’il aura fait pendant les années qu’il consacre au dessin et à la peinture. « Pensez-vous que je ne me soucie pas de la technique ou que je ne la recherche pas ? Si, mais seulement dans la mesure où je veux dire ce que j’ai à dire et où je ne peux pas encore le faire, ou pas assez bien, j’y travaille pour m’améliorer. Mais je me fiche de savoir si mon langage correspond à celui de ces orateurs, des artistes qui s’appuient sur la routine et les clichés, qui préfèrent la manière « correcte », en somme », écrit-il.

Célébrité posthume : un cas rare

« Comment apprendre sans se désespérer de n’apprendre pas assez vite ? », se demande Pierre-Michel Menger. Selon lui, la science du travail de Van Gogh consiste à « équilibrer l’impulsion, la puissance expressive et le travail raisonné ». Et quand le peintre maîtrise la technique dont il avait besoin, il aboutit à l’accélération du travail qu’il met en œuvre lors de ses deux derniers mois à Auvers-sur-Oise. Une accélération fulgurante.  

Analysant la célébrité posthume de Van Gogh, le sociologue souligne que c’est un cas rare : très peu d’artistes peu ou très peu connus de leur vivant connaissent une gloire ascendante après leur mort.

Vincent Van Gogh - Portrait de l'artiste (détail) - 1889 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

A son ouverture en décembre 1986, le Musée d’Orsay consacre sa première grande exposition à « Van Gogh à Paris ». A cette époque, on parle beaucoup du rôle qu’a joué le frère du peintre, Theo Van Gogh, pour populariser son œuvre. Mais c’est oublier que Theo est mort seulement 6 mois après Vincent, souffrant de syphilis. Désormais, et le sociologue le souligne, on sait que c’est surtout Johanna Van Gogh, l’épouse de Theo, qui a accompli tout le travail pour faire connaître le peintre au plus grand nombre. À la mort de son mari Theo, Johanna van Gogh rentre en Hollande et ouvre une pension de famille. Elle a hérité d’un grand nombre de tableaux et de gravures, et de l’œuvre de Vincent Van Gogh.

Portrait de Johanna Van Gogh Bonger en avril 1889 © Woodbury and Page

Tout en élevant son fils Vincent Willem Van Gogh (1890-1978), Johanna entreprend de valoriser et faire connaître l’œuvre de son beau-frère. Le 14 novembre 1891, elle note dans son journal intime : « A côté de mon enfant, Theo m’a laissé une autre tâche – l’œuvre de Vincent. Pour la rendre visible et la faire apprécier autant que possible, garder les trésors que Vincent et Theo ont collectionné pour l’enfant, c’est aussi mon travail », puis elle ajoute : « Maintenant je vais commencer par les lettres avant l’été. ».

Le rôle déterminant de Johanna Van Gogh

C’est aussi Johanna Van Gogh qui a fait transférer en 1914 la dépouille de son mari, enterré en 1891 au cimetière d’Utrecht (Pays-Bas), pour que les deux frères reposent côte à côte au cimetière municipal d’Auvers-sur-Oise, ce village au nord-ouest de Paris où le peintre a passé ses dernières semaines.

C’est seulement récemment, dans le sillage de cette exposition, que j’ai pris connaissance du rôle déterminant de Johanna Van Gogh pour la postérité de l’œuvre de son beau-frère. Encore une femme qui a été en quelque sorte effacée de l’histoire, dont l’action a été mise sous le tapis. Le beau documentaire « Van Gogh, deux mois et une éternité », réalisé par Anne Richard (France, 2022) et diffusé sur Arte en octobre 2023, éclaire la détermination de cette jeune professeure d’anglais, mère d’un enfant en bas âge, veuve à 29 ans.

Acharnée et fine négociatrice, elle saura créer et entretenir l‘intérêt des riches collectionneurs tout en faisant en sorte que des tableaux entrent aussi dans les musées, pour que tout le monde puisse les voir. C’est à elle que l’on doit l’organisation de grandes expositions consacrées à Van Gogh et la publication de la correspondance des deux frères en 1914. Heureusement que cette exposition et les publications et films récents remettent son action à sa juste place.

C’est d’ailleurs à la prolifique correspondance du peintre qu’est consacrée la conférence-lecture « Avec les mots de Van Gogh », le 23 novembre 2023. Emmanuel Coquery, conservateur général du patrimoine, directeur du développement culturel de la Bibliothèque nationale de France et Wouter Van der Veen, chercheur indépendant et directeur scientifique de l’Institut Van Gogh, y montrent comment ses lettres et sa peinture s’entremêlent. Et l’importance de l’écrit et de la langue chez l’artiste.

Grand spécialiste de la vie et de l’œuvre de Van Gogh, Wouter Van der Veen est un personnage incontournable pour ses connaissances et son rôle de passeur de cette connaissance auprès du grand public. Ses ouvrages sont ainsi accessibles gratuitement en version numérique sur son site internet et il anime une chaîne YouTube sur Van Gogh. Le comédien Matthieu Marie ponctue l’exposé de lectures de passages de certaines lettres.  

Vincent Van Gogh - Paysage au crépuscule - 20 - 22 juin 1890 - Amsterdam, Van Gogh Museum - © S. Patel De Zorzi

Correspondance censurée

La conférence s’ouvre sur cette phrase révélatrice que Van Gogh a écrite, peu avant son suicide : « Eh bien mon travail à moi j’y risque ma vie et ma raison y a fondrée à moitié… », peut-on lire dans le brouillon de sa dernière lettre à Théo, retrouvée sur le peintre après son suicide. Dans cette éventuelle faute de français, le néologisme « fondrée » peut aussi se lire comme un mélange d’« effondrée » et de « fondue ».

Wouther Van der Veen, Néerlandais de naissance et bilingue français-néerlandais, raconte comment en 1998, détenteur d’une maitrise en littérature comparée, il se voit confier une première mission professionnelle : retranscrire les lettres de Van Gogh écrites en français. Depuis, il n’a cessé d’étudier l’œuvre et la vie de son compatriote, lui consacrant même une thèse. Pour Wouther Van der Veen, il est clair que Van Gogh avait pour but que nous lisions ses lettres, il parle d’« autobiographie épistolaire ». Il estime que la correspondance est vraiment ce qui lie Van Gogh au réel.

Des 902 lettres retrouvées, les dernières 350 sont écrites en français. En échange, il n’en aurait reçu que 70… Vincent Van Gogh écrit à sa mère, à sa sœur Willemien, à ses amis peintres, mais il écrit surtout à Theo. Quand Theo devient son mécène, les lettres du peintre deviennent des comptes rendus de son activité et de sa méthode. Le spécialiste précise que les lettres de Van Gogh publiées jusqu’en 2009 avaient été censurées par Johanna. Certaines contenaient aussi des passages biffés, jugés probablement trop intimes.

Vincent Van Gogh - Champ de blé sous des nuages d'orage - 9 juillet 1890 - Amsterdam, Van Gogh Museum © S. Patel De Zorzi

Brouillons éloquents

Aujourd’hui, toutes les lettres ont été numérisées et traduites, on peut les lire et admirer les nombreux dessins et croquis qui les ornent sur le site en anglais https://vangoghletters.org. Les lettres y sont classées par destinataire et par période et ville de résidence. C’est d’ailleurs l’occasion de se pencher sur tous les lieux où le peintre a vécu, à travers les Pays-Bas, en Belgique, à Londres, puis en France. Tous ses déménagements successifs me font un peu penser à ceux de Baudelaire, qui a eu de nombreux logements à Paris qu’il quittait généralement rapidement pour ne pas payer le loyer. Lors de l’exposition consacrée à Baudelaire à la BNF François Mitterrand en 2021-2022, tous les logements qu’a occupés le poète étaient d’ailleurs recensés sur une grande carte de Paris.

La lecture de la lettre du 25 mai 1890 destinée à H. Isaacson, un critique hollandais, lettre qui n’a pas été envoyée, permet de se rendre compte de la variété de ton et de sujets. Van Gogh y parle de ses œuvres sur le motif de l’olivier, de son séjour dans le Midi, de l’impressionnisme, d’autres peintres, dont Eugène Delacroix. Pour Emmanuel Coquery, qui a signé l’introduction de l’ouvrage « Vincent van Gogh – Les dernières lettres » édité à l’occasion de l’exposition par le Musée d’Orsay, l’élément caractéristique des dernières lettres écrites à Auvers-sur-Oise est la présence de brouillons. 

« Vincent van Gogh - Les dernières lettres » © Hazan - Musée d'Orsay

Il souligne qu’on retrouve parfois le côté torturé du peintre dans ces brouillons : son état intérieur y est plus visible que dans les lettres envoyées.

Emmanuel Coquery estime que les lettres de Van Gogh sont « un chemin qu’on peut tracer » entre son œuvre, ce qu’il omet et ce qu’on a pu reconstituer. Johanna Van Gogh a d’ailleurs fait le parallèle entre les dernières lettres et les derniers tableaux de son beau-frère. Dès 1893, le peintre Émile Bernard a confié au Mercure de France les lettres que son ami Van Gogh lui avait envoyées pour que le public connaisse « ce qu’il avait de plus puissant : sa sincérité », selon lui.

Ecrire jusqu'à la fin

Correspondance publiée par Emile Bernard en 1911 projetée lors de la conférence du 23 novembre 2023 © S. Patel De Zorzi

Depuis son enfance, Vincent Van Gogh a eu des contacts fréquents avec le français, qui est la lingua franca de l’époque. Il reçoit une éducation très particulière, où le langage et les mots prennent beaucoup de place : son grand-père était pasteur protestant, d’obédience évangélique, son père était pasteur de l’Église réformée néerlandaise. Les protestants évangéliques ont pour mission de témoigner et de propager le message de l’Évangile. Van Gogh est un grand lecteur. Quand il essaye lui-même de devenir pasteur, dans les années 1877-1879, il apprend des textes religieux par cœur et se nourrit de cette littérature. 

Les auteurs qu’il aime lire sont Jules Michelet (une voix républicaine agnostique qu’il apprécie à l’époque où il se fâche avec son père), Émile Zola, dont il admire la manière de construire des phrases très structurées, Voltaire (en particulier « Zadig » et « Candide »), Alphonse Daudet et Ernest Renan.  

Pour Emmanuel Coquery, la langue de Van Gogh est « un immense champ de bataille » : sa volonté de faire de la littérature se heurte à sa maîtrise lacunaire du français, qui le handicape. Comme beaucoup d’autres avant lui, le docteur en histoire de l’art a cherché dans les dernières lettres du peintre des signes pour comprendre ce qui s’est passé. Affichant à l’écran le brouillon et la lettre envoyée par Vincent à Theo le 23 juillet 1890, juxtaposés, il commente les différences importantes des deux écrits. Et d’en revenir à cette question qui demeure un mystère :  pourquoi Van Gogh avait-il ce brouillon sur lui quand il s’est suicidé ? Sachant que le peintre semblait ne rien faire au hasard… Emmanuel Coquery note également l’étonnant post-scriptum de la dernière lettre, où il décrit le croquis du tableau « Le jardin de Daubigny », qui figure dans la lettre et ses 3 dernières mots : « Ciel vert pâle ».

Vincent Van Gogh - Le Jardin de Daubigny - vers le 10 juillet I890 - Collection Rudolf Staechelin © S. Patel De Zorzi

Le dernier jour

Des mystères, il en demeure beaucoup dans la vie et l’œuvre de Van Gogh. L’un d’entre eux a trait au lieu où il a peint sa dernière toile, inachevée et baptisée « Racines d’arbres », une toile au format double carré caractéristique de cette période.

Un croquis figurant dans la dernière lettre de Vincent Van Gogh à son frère et la photo du tableau projetés le 23 novembre 2023 © S. Patel De Zorzi

Les trois derniers tableaux signés Van Gogh n’ont pu être empruntés par le Musée d’Orsay pour cette exposition, mais cette ultime toile, inachevée, y occupe une place spéciale. C’était la première fois que je la voyais « pour de vrai ». Je me souviens, d’avoir lu dans Télérama, en juillet 2020, un article sur l’enquête menée par Wouther Van der Veen : en plein premier confinement, il avait enfin localisé les motifs de racines représentés dans la dernière toile du peintre ! Soit à deux pas de l’Auberge Ravoux, où Van Gogh logeait. Ce dernier tableau est le sujet de la conférence du 21 décembre 2023.

Wouther Van der Veen et Emmanuel Coquery devant la projection du tableau « Racines d’arbres » le 21 décembre 2023 © S. Patel De Zorzi

Le directeur scientifique de l’Institut Van Gogh d’Auvers-sur-Oise explique qu’on a « rendu sa voix » à ce tableau qui était mis de côté et dont on ne parlait pas, dont on avait d’ailleurs mis du temps à comprendre ce qu’il représente. Un historien de l’art avait même estimé que c’était une œuvre sans queue ni tête ! Jusqu’en 1999, c’était une toile « flottante » dans la collection du Musée Van Gogh, à Amsterdam : on savait qu’elle avait été peinte à Auvers-sur-Oise, donc pendant les dernières semaines de vie du peintre, c’est tout. Puis il a été établi que c’était sa dernière toile, peinte le jour de son suicide.

Vincent Van Gogh - Racines d’arbres - 27 juillet 1890 - Amsterdam, Van Gogh Museum © S. Patel De Zorzi

La révélation de la carte postale

Lorsqu’Andries Bonger, le frère de Johanna Van Gogh, a dressé la première liste de tous les tableaux de peintre, cette œuvre n’y figure pas. Andries Bonger a rencontré Theo lorsqu’il s’est installé à Paris et s’est intéressé à l’art moderne à son contact. C’est lui qui a présenté à Theo à sa petite sœur Johanna. Le tableau inachevé est mentionné par la suite, puis dans le nouvel inventaire que fait le fils du docteur Gachet.

Wouther Van der Veen rappelle le contexte de l’arrivée de Van Gogh à Auvers-sur-Oise : après avoir passé un an à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence et après les quatre crises graves qui l’avaient amené à penser qu’il était atteint de syphilis, le peintre constate que Theo est malade lui aussi. Cette « double menace » le motive à travailler encore plus, à se réfugier dans le travail comme l’y encourage d’ailleurs le docteur Gachet. En 70 jours, il réalise 74 tableaux et 45 dessins !

Andries Bonger
Photo d’Andries Bonger projetée le 21 décembre 2023

Une quinzaine d’années après la mort de Van Gogh, des photographes réalisent des vues d’Auvers-sur-Oise pour des cartes postales. La petite ville n’a pas encore beaucoup changé par rapport à ce qu’elle était en 1890. Une série de ces cartes postales d’Auvers vers 1905-1910 a d’ailleurs été utilisée pour le diaporama projeté à l’auberge Ravoux. Pendant le premier confinement, en mars 2020, comme beaucoup de personnes, Wouther Van der Veen s’est mis à ranger. Il tombe alors sur cette série de cartes postales et en particulier, sur celle qui représente la rue d’Aubigny. Il a alors l’intuition que c’est cet ensemble de racines d’acacias que Van Gogh a représenté sur sa dernière toile.

Racines remarquables

Auvers-sur-Oise rue d'Aubigny carte postale ancienne
Carte postale de la rue d’Aubigny projetée le 21 décembre 2023
Auvers-sur-Oise racines d'acacias
Photo des acacias de la rue d’Aubigny à Auvers-sur-Oise projetée le 21 décembre 2023

Selon le spécialiste, la lumière du soleil peinte sur cette toile indique même que « les derniers coups de pinceau ont été peints vers la fin de l’après-midi, ce qui fournit plus d’informations sur le déroulement de cette journée dramatique se terminant par son suicide ». C’est en effet en fin de journée, le 27 juillet 1890, alors qu’il est sorti peindre, que le peintre a tenté de se suicider d’un coup de revolver en pleine poitrine. Il est mort après 30 heures d’agonie.

Wouther Van der Veen soumet son idée à ses collègues d’Amsterdam, qui confirment son intuition, puis demande au président de l’Institut Van Gogh, qui se trouve alors à Auvers, en plein confinement, s’il peut aller vérifier.

Auvers-sur-Oise rue d'Aubigny carte postale ancienne colorisée
Carte postale colorisée de la rue d’Aubigny

Dominique Janssens lui confirme que l’acacia est toujours là, cette espèce invasive ayant résisté à la putréfaction… Quand on regarde la carte postale colorisée qui est projetée, aucun doute n’est possible ! Pendant son séjour à Auvers-sur-Oise, Van Gogh passait tous les jours devant cet ensemble de racines remarquable pour aller peindre dans les bois environnants.

Composition réfléchie

Pour Wouther Van der Veen, le peintre a eu tout le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire, comment il allait représenter ces racines. Et la composition complexe du tableau prouve que son suicide a été pensé à l’avance et n’est pas la conséquence d’une crise de démence : il rappelle que Vincent van Gogh réfléchissait longtemps avant de peindre. « Son geste ultime (son suicide) a été commis de manière consciente et lucide », estime le spécialiste. 

Ce n’est pas la première fois que le peintre représente des racines. On retrouve ce sujet dans un tableau peint quand il était aux Pays Bas, qu’il avait intitulé « Racines », en français. Il existe aussi dans l’œuvre de Vincent Van Gogh d’autres toiles conçues comme des plongées dans la nature, comme « Champs de blé près d’Auvers-sur-Oise » ou « Branches d’acacia en fleurs », un tableau captivant aux teintes sombres.

Vincent Van Gogh Champs de blé près d'Auvers tableau Auvers-sur-Oise
Vincent Van Gogh - Champs de blé près d'Auvers-sur-Oise (détail), 1890. Vienne, musée du Belvédère. © Photo : Johannes Stoll /Belvedere, Vienne

Regarder la nature de très près, dans un cadrage particulier : il s’inspire sans doute là des estampes japonaises qu’il collectionne. Ce tableau inachevé peut être mis en parallèle avec deux autres tableaux peints à Auvers : « Gerbes de blé » et le touchant « Sous-bois avec deux personnages », où des troncs arbres bleu-violet s’érigent, droits comme des colonnes ou comme les barreaux d’une cage.

Vincent Van Gogh Sous-bois avec deux personnages tableau Auvers-sur-Oise
Vincent Van Gogh - Sous-bois avec deux personnages - 20 - 22 juin 1890 - Cincinnati, Cincinnati Art Museum © S. Patel De Zorzi

Acacias fascinants

Van Gogh semble donc fasciné par ces acacias d’Auvers-sur-Oise, essences venant de régions plus chaudes qui se sont manifestement bien acclimatées. Le petit tableau « Branches d’acacia en fleurs » représente l’arbre dans le jardin du docteur Gachet, Van Gogh l’aurait peint le 7 juin 1890, juste après avoir fait le portrait du docteur.

J’ai découvert que le bois d’acacia était cité dans la Bible pour la fabrication de l’Arche de l’Alliance ainsi que de l’autel… Peut-être que Van Gogh, qui a été tenté par le métier de pasteur et connaissait beaucoup de textes religieux, le savait. En ce qui concerne la teinte bleue des racines représentées, il semble que ce soit un choix du peintre et que ces racines n’étaient pas bleues dans la nature. On retrouve ce bleu violet dans d’autre tableaux de cette époque.

S’attachant à interpréter la portée symbolique de ce dernier tableau, pour essayer de comprendre ce que le peintre a voulu signifier, Emmanuel Coquery cite une phrase de sa dernière lettre à Théo (non envoyée) : « Eh bien vraiment nous ne pouvons faire parler que nos tableaux ».

Vincent Van Gogh Branches d'acacia en fleur tableau Auvers-sur-Oise
Vincent Van Gogh - Branches d'acacia en fleur - 7 juin 1800 - Stockholm, Nationalmuseum © S. Patel De Zorzi

Si certaines de ses toiles ont une dimension naturaliste, qui montrent des hommes face à la puissance de la nature, tel son « Champ de blé derrière l’hospice Saint-Paul avec un faucheur » (1889) peint pendant son séjour à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence, Van Gogh exprime surtout des sentiments dans sa peinture. « Mes tableaux sont pourtant presqu’un cri d’angoisse tout en symbolisant dans le rustique tournesol la gratitude », écrit-il. L’innocence, l’amour, la bonté, la sagesse, la patience infinie font partie des sentiments qu’il s’attache à évoquer. Dans une lettre à sa sœur Willemien, le 13 juin 1890, il explique : « De ces jours-ci, je travaille beaucoup et vite ; ainsi faisant je cherche à exprimer le passage désespérément rapide des chôses dans la vie moderne ».

Oeuvre et symboles

Vincent Van Gogh Un escalier à Auvers-sur-Oise tableau
Vincent Van Gogh - Un escalier à Auvers-sur-Oise - fin mai - mi-juin 1890 - Saint-Louis, Saint Louis Art Museum © S. Patel De Zorzi

Que symbolisent les racines représentées dans cette dernière toile ? Emmanuel Coquery relève que le terme « racines » revient souvent dans les lettres du peintre, associé à l’idée de source originelle et de renaissance. Autre terme récurrent qu’on trouve dans sa correspondance : le mot « exil ». Vincent Van Gogh se sent rejeté de sa famille, de son pays. A cette période de sa vie, il semble s’identifier au Nord et y penser avec nostalgie, comme écrasé par le poids de ses souvenirs.

Cette aspiration à revenir dans le Nord le mène à Auvers-sur-Oise, près de Paris. Mais ses écrits révèlent aussi le sentiment d’un impossible retour et d’un impossible enracinement.

Selon l’historien de l’art, Van Gogh semble chercher à rendre sa peinture vivante : la peinture est pour lui le pays de la nostalgie, mais elle est aussi perçue comme un remède. « (…) dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie », écrit-il à Theo le 30 août 1888, alors qu’il est à Arles. Ce sentiment de la vie de l’œuvre s’illustre aussi quand il assimile la création artistique à un registre de la reproduction : la peinture comme procréation. L’art semble être en concurrence avec la vie : vers la fin de sa vie, Van Gogh se demande s’il a fait le bon choix, il regrette l’amour, la vie en couple.

Les racines de l’arbre généalogique de Van Gogh sont également une piste d’interprétation qui s’impose : il y a 5 Vincent dans sa famille !  L’oncle marchand d’art qui l’initie à ce métier s’appelle aussi Vincent. Le père du peintre, Theodorus, n’a jamais accepté sa condition d’artiste et ne lui a pas pardonné d’avoir abandonné la religion.

Racines et famille

Emmanuel Coquery souligne que le père de Vincent Van Gogh l’a déconsidéré car il a échoué dans sa vocation pastorale. En ayant une relation forte avec son frère Theo, qui porte le même prénom que leur père, c’est comme si cela lui permettait de se racheter.

Surtout, cet arbre généalogique nous apprend qu’un premier Vincent est né un an avant l’artiste, en 1852, et le même jour que lui, un 30 mars.

Vincent Van Gogh Champs aux meules de blé Auvers-sur-Oise tableau
Vincent Van Gogh - Champs aux meules de blé - juillet 1890 - Riehen/Bâle, collection Beyeler © S. Patel De Zorzi

Le peintre est donc né exactement un an après un frère mort-né… et ses parents lui ont donné le même prénom que cet enfant. Il serait donc ce qu’on appelle en psychogénéalogie un enfant de remplacement, qui s’est retrouvé investi des attentes de ses parents et de leur deuil. Plusieurs biographes de Van Gogh ont estimé que cette situation a probablement beaucoup influencé sa vie et serait liée à ses difficultés, le deuxième Vincent se sentant incapable de remplacer le premier, perçu comme idéal, et ses parents étant d’emblée affligés par la déception liée au deuil.

On l’a vu, plus de 130 ans après la mort du peintre, l’œuvre de Vincent Van Gogh continue d’émerveiller et de fasciner chercheurs, connaisseurs et grand public. Grâce à tout ce que j’ai appris au cours de ces trois conférences, en lisant les lettres du peintre, en voyant ces toiles dont certaines que j’ai découvertes, je suis encore plus convaincue du génie de cet artiste hors-normes et de son avant-gardisme.

Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux - 8 juillet 1890 - Van Gogh Museum, Amsterdam © Van Gogh Museum, Amsterdam

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