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Au Père Lachaise avec Camille Paix, restauratrice du « matrimoine funéraire »

A sa création en 1804, le cimetière du Père Lachaise était à l’extérieur de Paris. Pour « attirer » les familles parisiennes qui le trouvaient trop excentré, on eut l’idée d’y faire entrer de « grands hommes » : La Fontaine, Molière et les célèbres amants maudits du Moyen Age, Héloïse et Abélard. Première femme célèbre du nouveau cimetière, Héloïse fut suivie par beaucoup d’autres, mais la plupart sont tombées dans l’oubli. La journaliste Camille Paix a décidé de raconter l’histoire de ces femmes, pour leur redonner la place qui leur revient.
Le cimetière parisien du Père Lachaise @S. Patel De Zorzi

En juin 2023, trois libraires parisiennes des 11e et 18e arrondissements ont organisé la première édition de « Paris Malgré tout ». Les librairies La Friche, Le Pied à terre et Quilombo proposaient « dix journées de festivités » gratuites pour « partager ce qui nous fait vibrer en (elle) cette ville, quelque chose d’une Histoire qui continue de s’écrire, en essayant de déjouer la centralité d’une capitale qui étouffe pour mieux évoquer la singularité d’une ville qui nous porte. » Outre des rencontres autour d’ouvrages avec leurs auteurs, étaient aussi proposés un atelier de cartographie et deux balades. L’une d’elle a piqué ma curiosité : « balade à la Mère Lachaise avec Camille Paix, journaliste » … Je me dépêchais donc de réserver.

Affiche du festival Paris malgré tout

Le 3 juin, j’arrivais à la librairie La Friche un peu avant le départ de la balade et découvrais dans les rayons le livre de Camille Paix : « Mère Lachaise – 100 portraits pour déterrer le matrimoine funéraire », paru en avril 2022 aux éditions Cambourakis. Un ouvrage à la belle couverture vert menthe, où des notices biographiques font face à des portraits en noir et blanc dessinés par l’auteur. Cette jeune journaliste à Libération avait donc plusieurs cordes à son arc !

D'Instagram au livre

Couverture de Mère Lachaise @ éditions Cambourakis

Camille Paix a vécu pendant plusieurs années près du cimetière parisien du Père Lachaise. Elle a commencé par créer un compte Instagram intitulé « merelachaise » en août 2019. « Monica Wittig, Unica Zürn, Laura Marx, Gerda Taro, Colette, Marie Laurencin, Simone Signoret … Célébrissimes ou relatives inconnues, ces femmes n’ont d’autre point commun que le lieu où elles sont enterrées. Au Père-Lachaise, à côté des Molière, Oscar Wilde ou Jim Morrison, elles attirent peu les visiteurs. A force de trainer dans ce cimetière, j’ai voulu les connaître et je suis partie à leur recherche pour combiner mes deux passions : les tombes et les meufs badass. Mon but est de vous les présenter et de donner envie aux amoureux des cimetières (les « taphophiles », si ça ne devient pas votre mot préféré je ne sais pas ce qu’il vous faut) et autres curieux de venir leur faire coucou. Chacune à leur manière, elles disent beaucoup sur la vie parisienne à différentes époques, sur les courants artistiques ou les générations qu’elles ont traversées », peut-on lire dans son premier post. Le compte aux 15 000 followers, « meufs badass » et autres, est repéré par un éditeur et le livre de Camille Paix est publié dans la foulée.

Premier des trois cimetières communaux de Paris, le Père Lachaise est créé par un décret impérial de Napoléon en 1804 et s’appelle à l’origine cimetière de l’Est. Il rompt avec la tradition des cimetières jusqu’ici accolés aux lieux de culte ou aux hôpitaux. Il est alors situé en dehors de la ville, comme le sont les cimetières du Sud (ou du Montparnasse) et le cimetière du Nord (ou Montmartre). Le site choisi, la colline de Charonne, a longtemps été la propriété des jésuites qui y installent leur maison de repos.

Camille Paix @ Jean-Baptiste Chabran - éditions Cambourakis

Artistes et écrivains reconnus

C’est le père jésuite François de La Chaise d’Aix qui fait agrandir le domaine et le dote d’un potager et de plantations. En 1762, les jésuites doivent quitter les lieux. Le domaine est plusieurs fois vendu mais conserve ses bois et ses cultures lorsqu’il est acquis pour devenir la dernière demeure des Parisiens.

Napoléon a demandé à l’architecte Alexandre-Théodore Brongniart, qui concevra aussi le Palais de la Bourse de Paris, d’établir les plans de la nouvelle nécropole. Mais les plans de Brongniart seront modifiés et une chapelle chrétienne y sera ajoutée. Dans les premières années, ce sont surtout des inhumations dans des fosses communes qui y ont lieu. Puis, le cimetière accueille des sépultures d’artistes et écrivains reconnus. Et dans les années 1825-1830, la bourgeoisie parisienne s’entiche du lieu et s’attache aux concessions perpétuelles, les monuments funéraires se multiplient.

Le Père Lachaise : 69 000 tombes et monuments funéraires @ S. Patel De Zorzi

3 millions de visiteurs par an

A tel point qu’à partir de 1850, le cimetière doit s’agrandir à plusieurs reprises, et un nouvel espace beaucoup plus rationnel que le cimetière-jardin originel voit le jour. Plus grand que le Vatican avec ses 43 hectares, le cimetière de l’Est sera toujours connu comme cimetière du Père Lachaise. Et cela finira par devenir son nom officiel. Aujourd’hui, il accueille près de 3 millions de visiteurs chaque année ! Et 14 de ses monuments sont classés Monuments historiques, dont les sépultures de Molière, de Jean de la Fontaine et d’Héloïse et Abélard, et le Mur des Fédérés, une partie de l’enceinte devant laquelle 147 combattants de la Commune ont été fusillés par l’armée versaillaise en mai 1871.

Même pour celles et ceux qui ne sont pas particulièrement taphophiles, la visite du grand cimetière avec Camille Paix est passionnante. Elle commence devant la tombe de Colette, proche de l’entrée principale. De son vrai nom Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954), la journaliste, femme de lettres et actrice française est connue pour ses romans nourris d’autobiographie, mais aussi pour sa bisexualité, qu’elle revendique, et les libertés qu’elle prend avec les bonnes mœurs de son époque.

Colette, mère et fille

 « Pionnière de l’autofiction « avant même que le mot existe », comme le dit son biographe Gérard Bonal, Colette aura sans cesse entremêlé sa vie et son œuvre », résume Camille Paix. Avec son amie l’artiste Mathilde de Morny, marquise de Belbeuf, dite « Missy », qui aime à se travestir, elle scandalise le tout Paris : lors de la première représentation d’une pantomime au Moulin Rouge en janvier 1907, les deux femmes s’embrassent sur scène.

La tombe de Colette et de sa fille, Colette de Jouvenel @ S. Patel De Zorzi
L’arrière de la plaque de la tombe de Colette, avec le nom de son mari Maurice Goudeket @ S. Patel De Zorzi
Les 150 ans de Colette célébrés dans le métro parisien en 2023 @ S. Patel De Zorzi

Avec son deuxième mari Henry de Jouvenel, journaliste et homme politique, Colette a une fille qu’elle prénomme …. Colette. Et c’est avec le fils de ce deuxième mari, Bertrand de Jouvenel, qu’elle aura une liaison pendant 5 ans. Liaison entamée alors que le jeune homme a 16 ou 17 ans, selon les sources. Quand Henry de Jouvenel part pour le front en 1914, Colette s’occupe à sa place du journal Le Matin dont il est le rédacteur en chef.

Enfant, Colette de Jouvenel (1913-1981) surnommée « la petite Colette » est élevée par une nurse en province, loin de ses parents.

Premières obsèques nationales pour une femme en France

Assistante de réalisation dans le cinéma, elle s’essaye également à la décoration d’intérieur. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est une résistante active en Corrèze, organisant notamment un circuit de ravitaillement et hébergeant des familles juives. Colette de Jouvenel est également journaliste. Co-rédactrice en chef du journal Fraternité, né sous l’Occupation, elle y défend ses idées féministes. Être la fille de sa célèbre mère n’a pas été facile pour Colette de Jouvenel. « Il faut toute une vie pour s’en remettre », disait-elle. Mais à la mort de Colette, elle s’attache à perpétuer son œuvre.

Si l’Église catholique refuse un enterrement religieux à la grande écrivaine, Colette est la première femme en France à avoir droit à des obsèques nationales. Camille Paix nous livre une anecdote délicieuse sur le troisième mari de Colette, Maurice Goudeket, qui voulait que son nom à lui figure en grand sur la pierre tombale de son épouse. Cela n’aurait pas plu à Colette de Jouvenel : « Elle a fait retourner la pierre. L’inscription est visible à l’arrière ; à l’avant, il est simplement écrit : ‘Ici repose Colette’ » (voir photo plus haut). Après sa mort en 1981, Colette de Jouvenel est allée rejoindre sa mère au Père Lachaise. Son nom sur cette sépulture partagée est tellement discret qu’on pourrait ne pas le remarquer…

Rosa Bonheur et sa grande famille

Le tombeau de la peintre animalière Rosa Bonheur (1822-1899) n’est pas aussi visité que celui de Colette. Mais Camille Paix a remarqué qu’il est plus fleuri depuis le bicentenaire de sa naissance, célébré en 2022 et accompagné d’une grande exposition au Musée d’Orsay. La vie des enfants Bonheur a été compliquée : le père, peintre, abandonne sa famille pendant 2 ans pour une congrégation saint-simonienne à laquelle il donne ses biens. La mère s’occupe des enfants avec très peu de moyens et meurt à 36 ans. C’est avec son père que Rosa Bonheur, née Marie-Rosalie, apprend à dessiner et à peindre, et représente surtout des animaux. « Lorsque les toiles de Rosa commencent à avoir du succès, son père lui propose de les signer de son nom à lui, Raymond Bonheur. Mais elle ne se laisse pas faire, et choisit au contraire à ce moment-là le pseudonyme de Rosa, surnom que lui donnait sa mère », révèle Camille Paix. 

En 1837, après lui avoir commandé le portrait de leur fille Nathalie, Frédéric et Henriette Micas accueillent Rosa Bonheur dans leur famille. Chez eux, elle a son propre atelier. Nathalie Micas sera sa compagne jusqu’à sa mort, en 1889. Rosa Bonheur est vite reconnue pour sa peinture : elle expose pour la première fois au Salon en 1841. En 1865, elle est la première femme artiste à être décorée de la Légion d’Honneur.

Côtoyer les imposants bestiaux qu’elle sait si bien représenter n’impressionne pas Rosa Bonheur. Mais elle doit demander une dérogation au préfet, à renouveler tous les 6 mois, pour avoir le droit de porter des pantalons pour son travail. A cette époque, les femmes n’avaient pas non plus ce droit…  En 1889, ayant des démêlés avec un éleveur de chevaux américains, elle rencontre la jeune peintre américaine Anna Klumpke (1856-1942) qui lui sert d’interprète. Les deux femmes s’écriront pendant 10 ans.

Anna Klumpke & Rosa Bonheur en 1898. Auteur inconnu.

Anna Klumpke, peintre et biographe

Chez les Klumpke, toutes les filles se sont distinguées : Augusta est neurologue et sera la première femme interne des hôpitaux de Paris en 1886. Elle repose aussi au Père Lachaise avec son mari Jules Déjerine. Dorothea est astronome, Julia est violoniste et compositrice, Mathilda est pianiste. Anna étudie la peinture à l’Académie Julian à Paris, une des premières à accepter des femmes parmi ses étudiants. Elle commence à exposer au Salon à Paris en 1884 et ses oeuvres seront ensuite régulièrement présentées et récompensées, notamment aux Expositions universelles de Paris (1889) et de Saint-Louis aux États-Unis (1905).

En 1898, Anna Klumpke vient chez Rosa Bonheur, qui est alors une artiste réputée, pour peindre son portrait. Celle-ci lui demande de rester auprès d’elle et lui aurait même fait construire un atelier dans le parc de son château en Seine-et-Marne. « Elle charge Anna d’écrire l’histoire de sa vie, pour être sa voix, « et celle de Nathalie ». Mais quelques mois après, elle meurt brusquement. Anna Klumpke tiendra sa promesse et écrira ‘Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre’ », écrit Camille Paix. Légataire universelle, Anna Klumpke œuvrera à la conservation des œuvres de Rosa Bonheur et lèguera des toiles à l’État français.

Rosa Bonheur est enterrée dans le tombeau de la famille Micas. Elle eut le temps de prévoir une place à côté d’eux également pour Anna Klumpke, le moment venu. Camille Paix reproduit ces propos de Rosa Bonheur dans son livre : « De la sorte, je me retrouverai entourée de celles que j’ai aimées dans la vie et qui ont rendu mon existence si heureuse ». Quand la peintre américaine meurt à San Francisco en 1942, son corps est rapatrié et enterré au Père Lachaise.

Faune et flore exubérantes

Rosa Bonheur apprécierait sans doute la présence d’animaux de toutes sortes au cimetière si elle pouvait s’en rendre compte. En ce sens, le Père Lachaise est bien vivant : outre une flore parfois exubérante, chouettes, corbeaux, corneilles, chauves-souris, chats, fouines, hérissons, mulots, s’y côtoient, et même des renards, depuis le printemps 2020 !

Sur le site de l’association des Amis et Passionnés du Père Lachaise (APPL), j’ai appris qu’il y avait également des abeilles dans quatre ruches un peu à l’écart dans le cimetière, gérées par l’association Dardard.

De nombreux oiseaux peuplent le cimetière @ S. Patel De Zorzi

« Ce miel est de grande qualité, comme l’attestent les analyses polliniques effectuées. La production du rucher du cimetière varie suivant les saisons et la météo : 15kg en 2022, mais 8kg mi-mai dernier, et 25 en ce début juillet 2023 », peut-on lire sur le site de l’APPL.

Une flore parfois exubérante dans la partie ancienne du cimetière @ S. Patel De Zorzi

Germaine Dulac, personnage marquant du cinéma français

Notre guide d’un jour nous emmène ensuite sur la tombe toute proche de Germaine Dulac, née Saisset-Schneider (1882-1942). Une parfaite inconnue pour la plupart des visiteurs… Pourtant, elle a été un personnage marquant du cinéma français. Elle est d’abord journaliste pour des publications féministes et elle écrit des pièces de théâtre. Elle se marie en1905 avec Albert Dulac, universitaire et futur romancier. En 1914, elle accompagne l’actrice Stacia Napierkowska sur un tournage à Rome. Et c’est la révélation ! Elle réalise son premier film, « Les Sœurs ennemies », en 1915.

Germaine Dulac. Auteur inconnu

Sans demander l’autorisation à son mari, Germaine Dulac décide alors de créer une société de production avec la scénariste Irène Hillel-Erlanger, DH Films.

Le mari est furieux, ils divorcent.

Réalisatrice, productrice et scénariste, Germaine Dulac enchaîne les films commerciaux et les films d’avant-garde, dont « La Fête espagnole » (1919) d’après un scénario de Louis Delluc, « La Coquille et le Clergyman » (1928) avec un scénario d’Antonin Artaud, et celui qui est considéré comme son chef d’œuvre, « La Souriante Madame Beudet » (1923). Sa filmographie est conséquente : 9 films, 3 moyens métrages et 21 courts métrages. Elle contribuera aussi à vulgariser le cinéma, avec le développement de ciné-clubs.

Quand le cinéma devient parlant, Germaine Dulac abandonne la réalisation pour se consacrer aux actualités. De 1933 jusqu’à sa mort, elle est le directrice-adjointe des Actualités Gaumont. « Cinéaste avant-gardiste et pionnière d’une forme de female gaze, elle a aussi laissé une œuvre théorique : des écrits sur le cinéma qui ont été réunis par (Marie-Anne) Colson-Malleville puis publiés en 2020 sous le titre ’Qu’est-ce que le cinéma’ », souligne Camille Paix. Si vous cherchez sa tombe au Père Lachaise, c’est le tombeau de la famille Saisset-Schneider qu’il vous faudra repérer.

Germaine Dulac en une de Cinémagazine janvier 1926 @Calindex

Mystérieuse légende

En chemin, on ne peut ignorer la tombe de la comtesse Demidoff, née baronne Elisabeth Alexandrovna Stroganoff (1779-1818), qui se dresse vers le ciel comme un temple grec. Le comte Nicolas Demidoff est diplomate et le couple vivra à Paris et en Italie avant de rentrer en Russie.  En 1813, le couple se sépare et la comtesse retourne vivre à Paris et y restera jusqu’à sa mort en 1818. L’architecture majestueuse du mausolée en marbre en impose. Et une mystérieuse légende circulait à son sujet : un article de journal indiquait qu’une princesse moscovite avait déposé son testament chez un notaire parisien, indiquant que sa fortune reviendrait à celui qui passerait une année entière enfermé auprès d’elle dans le monument.

Le mausolée de la comtesse Demidoff, comme un temple grec @ S. Patel De Zorzi

Contrairement à la majorité des visiteurs pour qui son nom n’évoquera rien, les Réunionnais de passage au Père Lachaise iront probablement sur la tombe de Juliette Dodu (1848-1909).

Juliette Dodu, première femme à recevoir la Médaille Militaire

Lors de séjours à Saint-Denis-de-la-Réunion, je m’étais déjà demandé qui était cette femme qui avait donné son nom à une rue du centre-ville. Mais à l’époque les smartphones et les moteurs de recherche n’étaient pas encore d’actualité, et j’avais oublié de chercher l’histoire de cette illustre inconnue. La native de Saint-Denis et sa famille quittent l’île en 1864 pour s’installer à Pithiviers, où sa mère est directrice du bureau du télégraphe et Juliette Dodu, employée auxiliaire.

En septembre 1870, pendant la guerre franco-prussienne, les troupes ennemies occupent Pithiviers et prennent le bureau du télégraphe, isolant la famille de Juliette Dodu au premier étage. Elle a alors l’idée de détourner communications et dépêches prussiennes pour les faire parvenir aux autorités françaises. Pour cet acte héroïque, Juliette Dodu est la première femme à recevoir la Médaille Militaire (1877) et la Légion d’honneur à titre militaire (1878). Elle dirigera ensuite les bureaux télégraphiques d’Enghien-les-Bains et de Montreuil-sous-Bois. Inspectrice des écoles et salles d’asile en 1880, elle s’installe en Suisse, où elle mourra en 1909 chez son beau-frère, le peintre Odilon Redon.

Mais plusieurs personnes ont contesté l’exploit de Juliette Dodu et « l’accusent d’avoir créé de toutes pièces sa légende avec l’aide d’un ami journaliste. Ils en veulent pour preuve qu’elle aurait eu des ‘mœurs légères’ », relate Camille Paix. Ils n’ont jamais rien prouvé mais ont semé le doute.

Première femme photographe de guerre

Puis c’est sur la tombe de la photographe Gerda Pohorylle (1910-1937), près du Mur des Fédérés, que nous nous sommes rendus. Encore un nom qui ne vous dit rien ? Fin 1933, cette jeune femme juive, née dans une famille modeste qui a fui la Galicie pour émigrer à Leipzig, s’enfuit à Paris après avoir été arrêtée pour la distribution de tracts antinazis. Employée comme assistante à l’agence Alliance Photo en 1934, elle y fait embaucher le photographe d’origine hongroise Endre Ernő Friedmann et assure la promotion de son travail auprès de journaux. Elle s’initie à la photo avec lui.

Gerda Taro in Mère Lachaise @ Camille Paix, éditions Cambourakis

C’est en 1935 ou 1936 qu’elle choisit de s’appeler Gerda Taro et trouve pour son amoureux le nouveau nom de Robert Capa, choisi pour sa consonance américaine. Avec lui, elle s’engage aux côtés des républicains et couvre la guerre civile espagnole, devenant ainsi la première femme photographe de guerre. Ils signent leurs photos de leurs deux noms mais il semble que c’est Robert Capa qui en retire toute la notoriété. En juillet 1937, elle est écrasée par un char lors d’une fausse manœuvre et meurt le lendemain.

Des milliers de personnes accompagnent Gerda Taro vers sa dernière demeure au Père Lachaise le 1er août 1937. C’est Alberto Giacometti qui a sculpté sa tombe. « Et puis c’est la disparition, en partie à cause de Capa », estime Camille Paix. « Après la mort de sa compagne, il fait éditer un livre qui regroupe leurs photos d’Espagne. Le nom de Gerda Taro figure avec le sien sur la couverture, mais à l’intérieur, les images ne sont pas signées ».

Une deuxième disparition, en somme.

Il faudra attendre 2007 pour que des milliers de négatifs de Gerda Taro, Robert Capa et David Seymour réalisés au cours de la guerre d’Espagne soient retrouvé dans une valise à Mexico, révélant l’importance du travail de la photographe.

A la lumière de cette découverte, il semble que l’ancien compagnon se soit approprié des photos de Gerda Taro.

La tombe de Gerda Taro ornée d’une colombe @ S. Patel De Zorzi

Gertrude Stein, une célèbre Américaine à Paris

L’étape suivante de la visite est une autre sépulture discrètement partagée : celle de Gertrude Stein (1874-1946) et de sa fidèle compagne Alice B. Toklas (1877-1967). La célèbre écrivaine et collectionneuse américaine s’installe à Paris, où elle rejoint son frère Leo, en 1904. Leur domicile rue de Fleurus devient le repaire de l’avant-garde artistique et les peintres y défilent : Pablo Picasso, Henri Matisse, Marie Laurencin… Gertrude Stein écrit beaucoup et peaufine longuement son style, qui ne cessera d’évoluer. En 1907, elle rencontre l’Américaine Alice B. Toklas, tout juste débarquée à Paris. Les deux femmes entament une relation amoureuse qui durera jusqu’en 1946. Mais le succès littéraire, Gertrude Stein n’y goûtera qu’avec … « L’Autobiographie d’Alice B. Toklas », qu’elle écrit, signe et publie en 1933.

Selon Camille Paix, cet ouvrage est « surtout une autobiographie de Gertrude Stein, puisqu’elle y raconte sa propre vie en prenant le point de vue de sa compagne (elle y fait ainsi tranquillement dire à Alice : ‘Je n’ai connu que trois génies dans ma vie (…) : Gertrude Stein, Pablo Picasso et Alfred Whitehead’) ». Pendant l’Occupation, les deux femmes, juives et homosexuelles, se réfugient dans l’Ain. A leur retour à Paris à la Libération, Gertrude Stein retrouve sa collection pratiquement intacte. Elle aurait probablement bénéficié des sympathies de collaborateurs du régime de Vichy.

Alice B. Toklas écrivait des articles pour des journaux américains. Et c’est elle qui a officié dans l’ombre pendant presque 40 ans, cuisinant pour tous les visiteurs qui défilaient rue de Fleurus. Après la mort de Gertrude Stein, elle publie plusieurs livres mêlant souvenirs et recettes de cuisine. Sa recette la plus fameuse est celle du ‘haschisch fudge’, un mélange de fruits secs, d’épices et de cannabis, une variante des space cakes qu’on appelle aussi aujourd’hui les Alice Toklas brownies.

La stèle de Gertrude Stein @ S. Patel De Zorzi

Sur la tombe qu’elles partagent, c’est le nom de Gertrude Stein qui est le plus visible, celui Alice B. Toklas se cachant presque à l’arrière de la plaque !

Dans l’ombre, pour toujours. 

A l’arrière, le nom d’Alice B. Toklas @ S. Patel De Zorzi

Alice B. Toklas, compagne maintenue dans l'ombre

Si Gertrude Stein a sans doute aidé et inspiré nombre d’artistes, comme le rappelle l’exposition ‘Gertrude Stein et Pablo Picasso – L’invention du langage’ au musée du Luxembourg (jusqu’au 28 janvier 2024), c’est peu dire qu’elle a délibérément maintenu sa compagne dans son ombre. Dans cette exposition, je n’ai vu qu’une photo des deux femmes ensemble, prise par Man Ray en 1922, et pas de mention d’Alice B. Toklas. Mais grâce lui est rendue dans le ‘Journal de l’exposition’, où il est notifié qu’elle « s’occupe à la fois du secrétariat, de l’édition et de la cuisine », retranscrivant à la machine les écrits manuscrits de sa compagne et l’accompagnant dans sa vie quotidienne et artistique.

Dans ce Journal, on trouve aussi des écrits de Sylvia Beach, qui a ouvert la librairie anglophone Shakespeare and Company à Paris en 1919 et qui rencontre les deux femmes peu après : « Manifestement, elles voyaient les choses sous le même angle, comme le font les gens qui s’entendent parfaitement. Leurs deux personnalités me semblaient, cependant, assez indépendantes l’une de l’autre. Alice avait beaucoup plus de finesse que Gertrude. Et elle était mature : Gertrude était une enfant, une sorte d’enfant prodige ».  

Alice B. Toklas et Gertrude Stein dans l’appartement du 27 rue de Fleurus, photo prise par Man Ray en 1922

Nelly Roussel, féministe d’avant-garde

La visite du cimetière approche de sa fin, Camille Paix nous emmène sur la tombe de Nelly Roussel (1878-1922) pour nous parler de cette féministe d’avant-garde, née dans une famille catholique aisée à Paris. C’est son mari, le sculpteur Henri Godet, qui l’introduit dans les milieux socialistes. Elle devient une bonne oratrice et revendique publiquement, dès 1902, le droit des femmes à disposer de leurs corps, qu’elle est alors une des seules à défendre en Europe. Militant pour le droit à la contraception et à l’avortement, Nelly Roussel va jusqu’à appeler à la « grève des ventres ».

En plus d’une sexualité qui ne rime plus forcément avec maternité, elle réclame pour les femmes qu’elles ne soient plus les « éternelle(s) sacrifiée(s) » et que les mères perçoivent un « salaire maternel ». Rappelons qu’à cette époque, en France, selon les dispositions du code civil, la femme mariée n’a pas plus de droits qu’une mineure… Nelly Roussel aura trois enfants, dont un mort très jeune et un autre non désiré, deux événements qui l’entraineront dans la dépression, souligne Camille Paix.

Nelly Roussel en 1907 @ Henri Manual

Et de citer l’historienne Elinor Accampo, qui a écrit la biographie de Nelly Roussel en 2006 : « En tant que féministe, militante pour la contraception, journaliste et oratrice, Nelly Roussel aurait été parfaitement à sa place dans la ‘seconde vague’ féministe des années 1970, plus qu’elle ne l’a été à son époque » … Elle meurt de la tuberculose à 44 ans. Et repose au cimetière parisien dans le tombeau familial Nel-Godet où son mari l’a rejointe en 1937.

Hubertine Auclert, pour le droit de vote des femmes

Avant de terminer la visite, nous nous arrêtons sur la tombe de Hubertine Auclert (1848-1914), militante féministe qui a combattu pour le droit de vote des femmes. En 1876, elle fonde le mouvement ‘Le Droit des Femmes’, qui devient en 1876 ‘La Société pour le suffrage des Femmes’. Dans son livre « Le droit politique des femmes ou la question qui n’est pas traitée au Congrès international des femmes » (1878), Hubertine Auclert réclame : « pour la femme le droit, sans restriction, le droit intégral et immédiatement toutes les prérogatives qui en découlent : vote, éligibilité, c’est-à-dire pouvoir pour les femmes de s’affranchir elles-mêmes ». En1881, elle lance le journal La Citoyenne.

Dans son ouvrage « Les grandes oubliées – Pourquoi l’Histoire a oublié les femme » (L’Iconoclaste 2021, Proche 2023), Titiou Lecoq rappelle qu’Hubertine Auclert n’abandonne jamais et pratique la désobéissance civile : elle refuse de payer des impôts tant qu’il n’y aura pas de femmes au Parlement, perturbe les élections et renverse une urne de vote en 1908, se présente aux élections législatives de 1910 avec plusieurs autres militantes. Elle ira jusqu’à attaquer le préfet de Paris devant le Conseil d’État car il refuse de lui délivrer un récépissé de candidature. C’est 30 ans après la mort d’Hubertine Auclert que les femmes auront enfin le droit de vote en France…

« On nous a appris que l’histoire avait un sens et que, concernant les femmes, elle allait d’un état de servitude totale vers une libération complète, comme si la marche vers l’égalité était un processus naturel. Ce n’est pas exact. On a travesti les faits. On a effacé celles qui avaient agi, celles qui, dans le passé, avaient gouverné, parlé, dirigé, créé », écrit Titiou Lecoq en introduction de son livre

Hubertine Auclert en 1910 - photo colorisée @ Agence Rol

« Les femmes ne se sont jamais tues. Ce livre n’a pas la prétention de présenter une histoire exhaustive des femmes en France métropolitaine du Paléolithique à nos jours. Il s’agit de vous raconter ce qu’on ne nous a pas dit en classe. Le nombre de choses incroyables qu’on (re)découvre, et comment le regard sur l’histoire est bouleversé quand on choisit l’angle du genre féminin », poursuit-elle. Titiou Lecoq et Camille Paix, même combat ? Pour moi, leurs démarches se recoupent, même si les méthodes et le corpus diffèrent.

Cet automne, je suis retournée au Père Lachaise et j’ai essayé de retrouver les tombes déjà visitées. Grâce au plan détachable qui accompagne le livre de Camille Paix, où figure l’emplacement des tombes des femmes dont elle a fait le portrait, j’ai réussi à m’y retrouver dans cet incroyable cimetière. Certains monuments funéraires valent vraiment le détour ! 

Cette visite à thème et l’ouvrage de Camille Paix m’ont ouvert les yeux sur toutes ces femmes, souvent maltraitée par la postérité, alors qu’elles ont été parfois des précurseurs, des pionnières, des femmes qui ont réalisé des choses importantes et auxquelles la société dans laquelle nous visons aujourd’hui doit beaucoup. Toutes les initiatives allant dans ce sens me semblent importantes.

Pour que l’histoire n’oublie pas ces femmes une nouvelle fois.

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