En août 2020, j’ai découvert la ville de Nantes et son fabuleux Voyage. Chaque été, depuis 2012, la ville accueille des œuvres d’art et des installations dont certaines restent à Nantes, devenant ainsi des étapes pérennes du Voyage permanent. Et de nouveaux emblèmes que la ville et ses habitants s’approprient, et que les visiteurs découvrent en suivant un fil vert peint au sol. Faisons ensemble ce(s) voyage(s) !

Pas besoin de connaître Nantes ou sa région pour avoir entendu parler du Voyage à Nantes, LVAN pour les habitués. Cette manifestation estivale, dotée d’une édition hivernale depuis l’année dernière (le Voyage en hiver), fait de la ville un terrain de jeu artistique. Pour découvrir gratuitement les œuvres et installations créées pour l’occasion, installées en plein air et parfois dans des lieux représentatifs de la ville, il suffit de suivre le fil vert fluo tracé à même le sol.
En août 2020, crise sanitaire du Covid 19 oblige, je n’ai pas pu faire mon voyage annuel à l’île Maurice. Après avoir cherché une destination plus proche, où je pourrai revoir des amis, j’ai choisi Nantes. De là, je pourrai rejoindre rapidement Saint-Nazaire pour retrouver un ami que je n’avais pas vu depuis longtemps. Je ne savais pas grand-chose de Nantes et fus très heureuse de découvrir une ville à taille humaine, garnie d’espaces verts, agréablement posée sur les bords de la Loire et dotée de beaux musées. Mais ma plus belle découverte fut le Voyage, dont j’avais beaucoup entendu parler.
Des installations dans des lieux emblématiques de Nantes
J’ai donc découvert certains lieux emblématiques de Nantes agrémentés d’œuvres du Voyage 2020. Ainsi, la belle façade néo-classique du Théâtre Graslin, qui accueille l’Angers-Nantes- Opéra, était parée d’un magistral ‘Rideau’ d’eau qui s’écoulait continuellement comme autant de précipitations naturelles. On aurait dit de la pluie, même en plein soleil !

L’œuvre de Stéphane Thidet rappelait le rideau de théâtre, ultime obstacle à la découverte du spectacle, et renvoyait à la vocation architecturale spectaculaire du bâtiment et de la place qu’il domine. En découvrant l’histoire du théâtre, je n’ai pu m’empêcher d’y voir aussi un clin d’œil à son histoire tragique : il fut détruit par le feu en 1796…
Quant au Château des Ducs de Bretagne, il était entouré d’un immense toboggan d’acier suspendu au-dessus de ses douves : c’était l’installation ‘Paysage glissé’, signée Tact Architectes et Tangui Robert. Une glisse de 50 mètres qui permettait de s’approprier les volumes du monument historique depuis des points de vue inédits. Mise en place en 2017, cette installation a été réinstallée chaque été jusqu’en 2021.
L'art dans les rues
Le Voyage à Nantes apporte l’art dans la rue, gratuitement, à la portée de tous. Mais il permet aussi de doter des équipements urbains de la beauté qui leur fait parfois cruellement défaut et qui apporte un peu de bonne humeur dans le quotidien des citadins. La ville traversée par l’art, c’est le concept à la base de la création de la manifestation. En 2020, une vingtaine d’artistes étaient invités à parer de couleurs les e-busways de la ligne 4, le bus électrique nantais. Et l’artiste Chourouk Hriech ornait deux tramways des lignes 1 et 3 de son œuvre graphique en noir et blanc intitulée ‘Voci della Strada’ (en français : rumeurs de la route).
L’art dans la rue, c’est aussi l’art dans les enseignes des commerçants nantais. Le Voyage leur propose de confier à des artistes le soin de revoir leur enseigne.

En 2020, le sculpteur Eric Croes créait pour la chapellerie Falbalas Saint-Junien l’attachant Géant de Nantes, la tête d’un bonhomme coiffée d’un impressionnant chapeau orné de gris-gris et autres fétiches porte-bonheur. Comme un bon génie protecteur.
En 2020, j’ai également vu l’exposition « LU : un siècle d’innovation 1856-1957 » au Musée d’histoire de Nantes, dans le Château des Ducs de Bretagne. La biscuiterie LU, créée en 1846 par la famille Lefèvre-Utile, fait partie de l’histoire nantaise.
LU dans le patrimoine nantais
Dessin des biscuits, emballage, distribution étaient évoqués par quelques-uns des 1 500 objets relatifs à l’histoire de la marque que possède le Musée. Sans oublier la publicité, illustrée notamment par les belles affiches de l’artiste tchèque Alfons Mucha dans les années 1896-1897. Mucha commençait alors tout juste à se faire connaître à Paris, où il créa les affiches de la comédienne Sarah Bernhardt, mais aussi des éléments de décor, des bijoux de scène et des costumes.


LU fait aussi partie du patrimoine architectural nantais. Une partie de ses anciennes usines situées face au Château a été transformée en un centre culturel, le Lieu Unique, agrémenté d’une des deux tours LU d’origine. En août 2020, c’est à travers l’exposition de photos « Humanité végétale » que je découvrais cet ensemble culturel spacieux. Plus de 200 photos que l’artiste suisse Mario del Curto avait prises à travers le monde pendant 10 ans, tentant de témoigner des liens que les humains entretiennent avec le végétal. Un beau voyage en images.
Saint-Nazaire et le parcours "Estuaire"
Saint-Nazaire n’étant qu’à 50 km de Nantes, je décidai d’y faire un saut. J’y allai en bateau et cela me permit d’admirer une partie du parcours « Estuaire » : 33 œuvres d‘art contemporain en plein air, réalisées in situ en 2007, 2009 et 2012, réparties sur 12 communes de la métropole Nantes-Saint-Nazaire.

Conçu comme un fil d’Ariane entre Nantes, Saint-Nazaire et les 60 km de rives qui relient les deux villes, « Estuaire » se découvre en bateau, en voiture ou à vélo. Le bateau permet de voir de près ‘La Maison dans la Loire’, de Jean-Luc Courcoult, le fondateur de la compagnie Royal de Luxe. Et ‘The Settlers’, représentant deux ours, des singes et un jaguar, chassant, jouant ou dormant dans trois arbres sur la rive du fleuve, de Sarah Sze.

Parmi les autres installations qui ont le plus retenu mon attention, je citerai : ‘Misconceivable’, d’Erwin Wurm : un voilier de 9m à terre, plié et comme penché vers l’eau. Et ‘Serpent d’océan’ de Huang Yong Ping entre mer et plage à Saint-Brévin-les-Pins, comme l’immense squelette d’un serpent de mer venu s’échouer là, et qui émerge et disparaît selon la marée.
Le Voyage à Nantes 2021
Conquise par ce que j’avais découvert à Nantes et désirant découvrir la nouvelle édition du Voyage, j’y suis retournée l’été suivant. Et je n’ai pas été déçue ! Si je devais ne garder qu’une image de ce séjour, ce serait celle de la fontaine de la Place Royale, symbole des vocations maritime et fluviale de Nantes, où trônait un impressionnant bateau en métal rouillé brun et troué, réalisé par le sculpteur Ugo Schiavi.
‘Le Naufrage de Neptune’ se présentait comme une carcasse échouée là, un genre de vestige contemporain qui ne laissait aucun visiteur indifférent. Pour moi, l’œuvre évoquait aussi les naufrages tragiques des migrants qui tentent sans relâche, surtout l’été et souvent au péril de leur vie, de traverser la Méditerranée en quête d’un avenir meilleur.

Également très spectaculaire mais moins intéressant artistiquement : ‘Versus’, une immense piste de roller circulaire, conçue par l’agence d’architectes nantaise Titan, envahissait la place Graslin. Libre à chacun de chausser ses rollers et de s’élancer ou de regarder, assis sur des gradins ou sur l’escalier du théâtre. Une installation plébiscitée par de nombreux jeunes qui devrait être redéployée de manière pérenne à la pointe ouest de l’île de Nantes en 2024.
Un 'Castor' ici et là
Beaucoup plus discret, le ‘Castor sur un arbre couché’ de Laurent Le Deunff, se laissait découvrir au détour d’une rue du centre de Nantes, à la porte Sauvetout. Cette porte de l’ancienne enceinte médiévale de la ville détruite au 19e siècle a été dégagée en 1990. L’artiste avait choisi d’y faire figurer un castor en bronze à queue de poisson tel qu’il l’avait vu représenté dans un livre du Moyen-Âge. Cette année, j’ai retrouvé le même castor … ‘sur un mur’, près des vestiges archéologiques de la porte Saint-Pierre, placé cette fois en hauteur !
Sur l’ancienne île Feydeau, dans un hôtel particulier du 18e siècle appelé le Temple du goût, j’ai découvert aussi en 2021 le travail de l’artiste Bianca Bondi, passionnée de métaphysique et de sciences occultes. Son installation ‘The Faint House of Yes’ (la faible maison du Oui) évoquait, dans plusieurs pièces de la demeure classée, la présence du fleuve dans la ville et ses activités portuaires et commerciales.

Chaque espace était consacré à une matière protectrice ou indispensable à la vie humaine : le sel, la cire d’abeille, les herbes aromatiques, l’eau et la lumière. Comme un autel à un nouveau culte.
Voyage avec Jules Verne et Barbara

Nantes est la ville natale de Jules Verne. Au cours de mes déambulations, je montai jusqu’au musée qui lui est consacré, dans le quartier Chantenay. Il est installé dans une majestueuse maison du 18e, postée sur un promontoire au-dessus de la Loire. En attendant un nouveau musée dans la Cité des imaginaires qui devrait ouvrir en 2028. L’écrivain a passé une partie de son enfance dans ce quartier, où ses parents possédaient une maison de campagne. Pour le Voyage 2021, l’illustrateur et auteur de bandes-dessinées Benoît Vieillard embarquait les visiteurs dans une visite graphique sur les lieux de la ville qui ont inspiré Jules Verne. Passé et présent se télescopaient joyeusement dans les planches exposées.
Nantes, c’est aussi la ville de Barbara. Le Voyage à Nantes nous le rappelle en reproduisant deux phrases marquantes de sa chanson « Les voyages » (1959) en couverture des plans de la ville : « Car les voyages, c’est la vie que l’on fait, le destin qu’on refait. Que c’est beau les voyages ».

Librairie centenaire
Et pour l’amoureuse des livres que je suis, Nantes c’est bien sûr la grande et belle librairie Coiffard. Une institution qui a fêté ses 100 ans en 2019 et qui a conservé ses grandes étagères en bois sombre, dont on a du mal à s’éloigner une fois qu’on y est entré.
Mais l’institution n’est pas figée dans son passé : elle s’est dotée d’un deuxième espace consacré à la littérature jeunesse, situé en face du premier, baptisé « Tome 2 ». Et surtout, du ‘Liseur aux canaris’, la statue d’un homme noir assis sur le balcon du « Tome 2 », plongé dans la lecture de l’ouvrage qu’il tient dans la main droite. Dans sa main gauche, il tient une chaîne. L’œuvre, créée en 2019 par l’artiste-designer Stéphane Phélippot, est forte et remarquable.
Chaque été, la librairie propose une sélection de livres autour d’un thème et édite un petit catalogue recensant les ouvrages présentés. En 2023, la sélection s’intitulait « Un été autour du Mississippi ». En 2021, c’était « Un été africain », avec un beau catalogue préfacé par Fatou Diome.


Statues à l'honneur en 2023
Pour son édition 2023, le Voyage s’attache au « tremblement des immobiles » et choisit de faire des statues de la ville les personnages de cette nouvelle aventure, comme l’écrit Jean Blaise, le créateur de la manifestation.
L’œuvre phare de cette édition est la ‘European Thousand-Arms Classical Sculpture’ de l’artiste shanghaïen Xu Zhen, installée dans la rue d’Orléans, une voie piétonne très fréquentée du centre-ville.
Dix-neuf statues toutes blanches, dont certaines sont des copies de grands classiques gréco-romains. Disposées l’une derrière l’autre sur des piédestaux de hauteurs différentes, elles forment une petite chaîne de personnages qui semblent se déployer ou même danser.
Face à l’œuvre, on est frappé par les bras et les mains qui semblent être en mouvement !

Surprenantes créatures
A deux pas de là, la fontaine de la place Royale s’orne en cet été 2023 de sculptures aux couleurs vives, mi-animales, mi-florales. ‘Pacific’ est l’œuvre de Maen Florin. Ses 21 créatures, pour le moins surprenantes, illustrent les mutations imposées par l’homme aux milieux naturels.

Dans un environnement plus calme et verdoyant, ‘Je serais douce’ de l’artiste Sanam Khatibi surprend par sa taille : c’est une statue de 5 mètres de haut représentant une géante nue.

Elle fait penser à une cariatide, une de ces statues grecques qui tiennent lieu de colonne pour soutenir un élément architectural. Pourtant, loin de vous écraser, la géante semble au contraire empreinte de grâce et de délicatesse. L’œuvre sera ensuite transférée et demeurera sur le site de la Persagotière, dans les quartiers sud de la ville.
Certaines œuvres du Voyage sont devenues des symboles de la ville, on parle d’ailleurs du Voyage permanent.
Ainsi ‘Les Anneaux’ de Daniel Buren et Patrick Bouchain, au bout de l’île de Nantes, sont aujourd’hui un élément architectural qui semble faire l’unanimité chez les Nantais. L’autre œuvre de Buren, qui l’a fait connaître du grand public, qu’on appelle généralement ‘Les colonnes de Buren’ mais qui s’appelle en réalité ‘Les Deux Plateaux’, n’a pas eu le même destin. En 1986, les cylindres de marbre noir et blanc installés dans la cour du Palais Royal, à Paris, avaient en effet déchaîné les critiques…

Le Voyage permanent
Autres œuvres devenues emblématiques : les ‘Éloges’ de l’artiste Philippe Ramette, qui se présentent comme des statues classiques en bronze posées sur un socle de pierre. Lors d’une visite guidée consacrée à la statuaire de la ville, Ombeline Gauvin, guide conférencière originaire de la Réunion, montre et commente d’ailleurs abondamment ces œuvres contemporaines.
Créées pour le Voyage en 2018, l’ ‘Éloge du pas de côté’ et l’ ‘Éloge de la Transgression’ célèbrent des attitudes audacieuses.

La première, en plein milieu de la grande place du Bouffay, représente un homme en costume-cravate. Un pied dans le vide, il semble pourtant garder l’équilibre. L’autre montre une petite fille qui tente de grimper ou de descendre de son socle.

Une transgression en douceur et pleine de poésie. Transgression à la nantaise ? Cette année, Philippe Ramette a présenté son ‘Éloge du déplacement’ : le même homme en costume-cravate qui est descendu de son socle et tente de le pousser… C’est en tous cas ce que j’ai lu, car je n’ai pas vu cette œuvre, qu’il fallait rechercher dans la ville !
Transgressions et lieux ouverts au public
Avec ‘Le temps d’une pause’, l’artiste nantais Olivier Texier a pour sa part choisi de réinterpréter des statues de l’espace public nantais, les faisant changer de pose et se déplacer. L’allégorie de Nantes revisitée se retrouve ainsi assise sur les remparts du château, celle de la Loire … prend le Navibus N2, la navette fluviale qui relie l’Ile de Nantes et le quartier du bas Chantenay ! Je la découvre par hasard. Quant au général Cambronne, il se retrouve assis en terrasse place Graslin, près du très chic café La Cigale. Et le général Mellinet, je le repère rue des Deux-Ponts, nonchalamment appuyé à une rambarde.




Chaque Voyage permet aussi de pénétrer des lieux qui ne sont pas forcément ouverts au grand public. Cette année, l’exposition de la collection des masques de la maison Peignon ouvre les portes de la Maison de l’Immaculée, construite au 19e à l’emplacement d’un ancien couvent. A collection unique, lieu exceptionnel ! La maison et son cloître offrent une belle halte au calme et dans la verdure, à deux pas du centre-ville. Les masques, conçus entre 1864 et 1894, sont très éloquents et ont été très bien conservés. Le rez-de-chaussée de la maison, orné de fenêtre colorées, leur offre une galerie à la hauteur de leur expressivité.


Autre lieu ouvrant ses portes à tous pour le Voyage 2023 : la majestueuse salle du Théâtre Graslin, où le film ‘Parade’ est diffusé en boucle. On s’installe dans les confortables fauteuils rouges du théâtre à l’italienne pendant autant de temps que l’on veut, et au moins pendant les 11 minutes 25 que durent le film. Dans l’œuvre du belge Hans Op de Beek, le rideau rouge s’ouvre et on voit défiler lentement des personnes filmées dans des décors différents, au son d’une longue valse. Enfants, adolescents, puis adultes promenant leur chien, invités à un mariage, membres d’une fanfare ou de groupes divers, tous traversent l’écran de gauche à droite, sans se presser. L’œuvre est poétique, on reprend son souffle et on la contemple, en se laissant bercer par la musique.
« Expression(s) décoloniale(s) » : faire dialoguer art et histoire
En 2021 et 2023, le Voyage à Nantes m’a aussi donné l’occasion de découvrir des artistes africains très intéressants dans le cadre de la manifestation « Expression(s) décoloniale(s) ». Art et histoire dialoguent alors dans le Musée d’histoire de Nantes, et la traite négrière y est expliquée et illustrée de différentes manières.
Au 18e siècle, Nantes était en effet le premier port français de traite d’êtres humains : des historiens ont estimé que plus de 42% des expéditions de traite de la France partaient de son port. Aujourd’hui la ville assume ce passé sombre. Mais je n’aurais pas assez de quelques paragraphes pour parler de cette manifestation novatrice qui propose de poser « un autre regard sur les collections pour décoloniser sa pensée, son imaginaire ». J’y reviendrai donc dans une prochaine chronique.
Depuis sa création en 2012, le Voyage à Nantes a sans aucun doute beaucoup contribué à l’attractivité de la ville et de son agglomération. Après l’importante désindustrialisation des années 1980, Nantes est aujourd’hui réputée pour son caractère innovant et son dynamisme artistique et culturel, résultat d’une volonté politique forte.
« Le pari de la culture, et donc des musées, s’avère pertinent dans les villes comme Saint-Etienne, Lille ou Nantes, ayant connu un passé industriel glorieux, puis une crise. Ce passé industriel est un ferment de créativité, de renouveau », souligne Sophie Levy, la directrice du musée d’Arts de Nantes, citée dans un article du journal Les Échos du 11 septembre 2023. Le Voyage à Nantes pourrait en effet inspirer d’autres territoires.